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Section sous la responsabilité de
Corentin Lahouste
David Martens
Robert Walser, Calendrier “Tusculum” (recto) (1926)  
Crayon sur papier, probablement juillet 1928 | 17,5 x 8 cm  
© Keystone / Robert Walser-Stiftung Bern  
Robert Walser, Calendrier “Tusculum” (verso) (1926)  
Crayon sur papier, probablement juillet 1928 | 17,5 x 8 cm  
© Keystone / Robert Walser-Stiftung Bern  

Un embarras étrange peut serrer le cœur face aux manuscrits des microgrammes de Robert Walser, tels qu’ils étaient exposés au Palais des Beaux-Arts de Paris à l’automne 20181. En mettant en vedette des originaux et des fac-similés de ces textes produits par l’écrivain suisse d’expression allemande au cours des années 1920 et au début des années 19302, la proposition commissariale Grosse kleine Welt. Grand petit monde, imaginée par Marie José Burki et Richard Venlet, propulsait en effet en pleine lumière des objets textuels ne semblant s’accommoder qu’à grand-peine de cette célébration patrimoniale aux allures de consécration. Rédigés au crayon dans un allemand miniaturisé et contracté3, tenus pour indéchiffrables jusqu’au début des années 1970, les microgrammes s’ordonnent en blocs dans les interstices de supports recyclés, arrachés à la quotidienneté la plus triviale4 — leur lisibilité contrariée, la fragilité de leurs subjectiles, la simplicité aérienne des motifs et thèmes qu’ils traitent traduisent l’attrait de Walser pour les formes mineures, à distance de ce qu’il nommait dans son premier roman « l’art qui prend des grands airs » (2017 [1907]: 296).

À l’instar de ces documents issus de pratiques d’écriture associées à l’art brut, arrachés aux limbes de la création non publiée pour être projetés sur « l’estrade culturelle5 » et offerts au regard dans des galeries, des musées ou des livres, les microgrammes nous placent donc dans une position délicate. La renommée de Walser, aujourd’hui considéré comme un écrivain phare de la modernité européenne, en a fait des ressources patrimoniales en partie soustraites aux volontés de leur auteur, et réinscrites dans les circuits économiques et sociaux de la culture officielle; pourtant, ces textes continuent de consoner avec la déroutante éthique du retrait et de l’échec de celui qui les a produits. De fait, la trajectoire d’écrivain et l’existence de Walser se lisent sous un certain angle comme unies dans une entreprise d’abaissement de soi et de minoration de ses mérites, reposant sur la quête du ratage et l’exténuation des privilèges et des prétentions du « Je ». À l’image des antihéros de ses romans, Walser fait preuve, de son vivant, d’une incapacité butée à ordonner sa vie en fonction des valeurs fondatrices de l’ordre social bourgeois : travail et carrière comme voies d’accès à la réussite matérielle et symbolique, piété familiale, patriotisme, gestion rationnelle de son temps, de ses compétences et de ses ressources, autonomie et sens de la responsabilité individuelle, maturité… Préférant gaspiller ses journées, les perdre en occupations professionnelles subalternes, en naïvetés, en petits riens, en promenades contemplatives, en méditations improductives, il se montre soucieux d’abdiquer toute intention grandiose, tout projet de vie autre que celui de n’en plus avoir — à dessein, il disperse ses intérêts, ses forces et ses talents, travaillant à se purger de tout attachement narcissique à son propre moi, et formulant ainsi le credo qui gouverne son quotidien : il s’agit de « [s]e faire remarquer le moins possible », de « ne se distinguer en rien des autres », de « disparaître aussi discrètement que possible » (Walser, cité dans Seelig, 1992 [1957]: 25, 60 et 45).

Ce parti pris du modique, du retrait et du laisser-aller débouche sur « une sorte de ne-plus-vouloir » (Walser, 2017 [1907]: 166) inscrite au centre d’une éthique de la disparition, proprement scandaleuse dans un cadre de références qui, hier comme aujourd’hui, appelle les individus à capitaliser sur leurs « aptitudes », à mettre celles-ci à profit, de façon à viser l’excellence et à sortir du rang. On sait que l’activation par Walser de la « procédure du crayon », ainsi que lui-même nomme le modus operandi de l’écriture micrographiée, lui permet de dépasser une aversion soudaine pour la plume. C’est ainsi qu’il affirme avoir surmonté un blocage comparé à une « crampe » (Walser, cité dans Utz, 2013: 407-408), pour renouer avec la jubilation d’une forme d’écriture spontanée et rêveuse, rituel de recueillement à la portée presque calligraphique, qui lui avait jusqu’alors permis de rédiger d’un trait (ou presque) la plupart de ses productions, dont les trois romans publiés de son vivant. Au-delà de cet aspect méditatif, qui exprime bien la fonction d’évidement de l’individualité que remplit l’écriture chez Walser, les microgrammes semblent avoir été écrits pour donner corps à un « espace privé » (Utz, 2013: 411), placé sous le signe du secret, d’une sorte de gratuité et d’une intimité résolument non confessionnelle (plutôt qu’à une entité stable exprimant ses états d’âme avec le souci de l’authenticité, les « Je » y renvoient à un curieux sujet « défait » — labile, sans forme ni cohérence établies). Même s’ils comportent pour la plupart une adresse plus ou moins nette, même si certains d’entre eux feront l’objet d’une publication après avoir été transcrits par Walser à l’encre, ces écrits emblématisent le principe de discrétion sous lequel l’écrivain a mené sa vie.

Robert Walser, Fragment d’une enveloppe adressée à Robert Walser (1928)  
Crayon sur papier, mars à avril 1928 | 14,2 x 9,8 cm  
© Keystone / Robert Walser-Stiftung Bern  

Le malaise éprouvé face aux manuscrits exposés tient ainsi non seulement à la transgression voyeuriste qui s’accomplit à travers la fonction de monstration du musée (des documents qui frôlent l’inapparent, manifestent une tendance à la disparition, se trouvent réannexés par un régime de visibilité spécifique qui les coupe de leur fragilité en les monumentalisant); mais aussi à un mouvement de canonisation de l’écrivain, imputable cette fois à la fonction de valorisation des institutions muséales. En vertu de cette loi du champ littéraire, mise en évidence par Pierre Bourdieu, voulant qu’on ait « intérêt au désintéressement » (1998 [1992]: 51), les déclassé·e·s d’un jour peuvent toujours être converti·e·s en incarnation de la norme du lendemain par le biais de manœuvres de légitimation plus ou moins en phase avec l’esprit de leurs œuvres et leurs intentions. En l’occurrence, l’échec voulu d’un écrivain qui a toujours mis un point d’honneur à ne pas grossir le rang des vainqueurs se trouve transformé en triomphe différé; en même temps, rabattu sur le plan esthétique, l’acharnement à échouer et à s’absenter de Walser perd un peu de sa portée politique : il ne s’agit plus tant de désactiver le binôme réussite/échec pour laisser poindre un monde débarrassé de tout schéma de domination et d’oppression, que de faire de Walser un dominant malgré lui. Mais la médiatisation de cette œuvre, son appréhension et sa démocratisation sont peut-être à ce prix : la proposition de Walser ne peut accéder à la reconnaissance que moyennant une certaine infidélité à l’égard de l’esprit qui l’anime…

  • 1. L’exposition était visible du 13 octobre 2018 au 6 janvier 2019.
  • 2. Petites proses, scènes dialoguées, poèmes, et même un roman entier, le quatrième qui nous soit parvenu, édité bien après la mort de son auteur : Le Brigand (Der Räuber, écrit en 1925 et publié en 1972).
  • 3. Les caractères n’excèdent pas 1 ou 2 mm de haut et les abréviations et agglomérations de syllabes sont fréquentes.
  • 4. Au total, ont été préservés 526 documents couverts de cette graphie microscopique : lettres, télégrammes, cartes de visite, bordereaux divers, pages de calendrier, marges de journaux…
  • 5. Sur l’opposition entre l’origine « limbique » des œuvres d’art brut et « l’estrade culturelle », voir Dubuffet, 1986: 46.
Pour citer

DE JONGHE, Matthias. 2021. « Walser aux Beaux-Arts », Captures, vol. 6, no 2 (novembre), section contrepoints « Inclinations ». En ligne : revuecaptures.org/node/5576/

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Dubuffet, Jean. 1986. Bâtons rompus. Paris : Minuit, 96 p.
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Seelig, Carl. 1992 [1957]. Promenades avec Robert Walser, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss. Paris : Rivages, 184 p.
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Utz, Peter. 2013. « Mystère et singulier bonheur des microgrammes », dans Robert Walser (dir.), Le Territoire du crayon. Proses des microgrammes (textes parus dans “Aus dem Bleistiftgebeit”, 1985-2000), traduit de l’allemand par Marion Graf. Carouge : Zoé éditions, p. 404-422.
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Walser, Robert. 2017 [1907]. Les enfants Tanner, traduit de l’allemand par Jean Launay. Paris : Gallimard, 352 p.