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Section sous la responsabilité de
Nadja Cohen

Quelqu’un — l’histoire ne dit pas qui — fit un jour remarquer à Emilio López-Menchero à quel point sa physionomie évoquait celle d’Honoré de Balzac. De cette réflexion à première vue anodine, l’artiste établi à Bruxelles n’a pas seulement pris son parti : il s’est attaché à l’explorer jusqu’à l’absurde dans une œuvre intitulée Trying to be Balzac.

Conçue en 2002, cette performance le voit s’efforcer d’être le fameux romancier — d’adopter ses mimiques, son maintien, son regard, et de s’exposer aux transformations effectives que cela implique — mobilisant dans cet exercice une part du patrimoine iconographique dont on dispose pour se figurer l’écrivain : le célèbre daguerréotype de Louis-Auguste Bisson, dit « portrait à la bretelle » de 1842, bien sûr, mais aussi le Balzac de Rodin et ses études préparatoires, ainsi que les clichés de la statue pris en 1908, à la lueur de la lune, par le pictorialiste Edward Steichen, proche du sculpteur.

Comme toute performance, sauf reenactment, le Trying to be Balzac original ne subsiste que par les documents qui attestent son existence : une vidéo et une série de photographies témoignant d’une expérience à laquelle López-Menchero offrira plusieurs prolongements, eux-mêmes documentés1. Dans ses diverses déclinaisons2, Trying to be… adopte une démarche qui semble tenir de l’hommage, mais l’on ne sait plus très bien à qui, ou à quoi : à Balzac? Au Balzac de Rodin, déjà pensé en soi comme témoignage d’admiration? À Rodin lui-même? Au travail de Steichen, qui magnifie le monument?

Toujours est-il que, campant le père de La Comédie humaine, López-Menchero reconduit l’imagerie associée à son modèle depuis plus de 150 ans, manifestant en cela la persistance dans les imaginaires de la figure bigger than life façonnée très tôt par le champ culturel : mythifié, Balzac apparaît chez Rodin en héros surhumain, ogresque, en Moloch du Verbe, jalousement drapé dans sa propre énigme; le portrait « à la bretelle » et l’impénétrable main qu’il pose sur son cœur en font quant à eux un Napoléon des lettres, en prise directe avec le mystère intérieur de l’inspiration. L’effort de López-Menchero — effort d’« incarnation » plutôt que d’imitation, comme il le précise 3 — repose ainsi sur une dramaturgie conventionnelle, revisitable à loisir : son opérateur réside, en un mot, dans ce que Nadar, un temps possesseur de l’original du portrait « à la bretelle », appelait « ‘‘la pose’’ » — cette « maladie du cerveau » chère aux « romantiques hanchés, poitrinaires, à l’air fatal » (Quand j'étais photographe, 1900), et à même d’abolir le clivage réel-fiction.

Pourtant, à l’instar du Pierre Ménard de Borges, à tout jamais incapable de reproduire la lettre et l’esprit Don Quichotte, López-Menchero ne saurait restituer de manière neutre l’iconographie qu’il réactualise : son geste introduit par rapport à celle-ci une distance insurmontable, non dénuée d’humour. À l’heure où le culte sacralisant de l’exceptionnalité créatrice tend à décliner, l’aplomb et la fierté défiante affichés par López-Menchero se teintent en effet d’un je-ne-sais-quoi anachronique qui peut prêter à sourire. C’est peut-être ce qu’exprime le gérondif « trying », indiquant que, si l’expérience met à l’épreuve la plasticité du corps humain et la nature fuyante du moi, elle demeure néanmoins tentative, essai suspendu, voué à l’inaccomplissement4 — dernière couche en date d’un palimpseste visuel, celui du mythe « Balzac ».

Pour citer

DE JONGHE, Matthias. 2017. « Emilio López-Menchero, Trying to be Balzac (2002-2008) », Captures, vol. 2, no 1 (mai), section contrepoints « Écrivains à l'écran ». En ligne : revuecaptures.org/node/763