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Section sous la responsabilité de
Cassie Bérard
Jean-Philippe Lamarche

Suis-je une personne de confiance? Mes narratrices sont-elles de bonne foi? J’ai un peu le vertige en pensant à tout cela. Comme Michaux à Honfleur, je m’ennuie à Montréal et souvent je me mets à raconter n’importe quoi. Je dérape, je fais dans l’exagération. C’est bien normal quand on est la fille d’un mythomane, membre de la pègre, et d’une Française orgueilleuse qui rêvait d’être aristocrate. Quand on vit dans une ville aussi plate, on a tendance à ne pas dire la vérité qui de toute façon incrimine. Bon voilà qu’ils font un numéro sur la suspicion et que, bien entendu, ils pensent à moi. Je devrais peut-être en être flattée. Il faut dire que beaucoup de gens se méfient de moi et de mes histoires de morts, à dormir debout. On a beau accuser les narratrices pour essayer de ne pas trop me pointer du doigt, on sait bien que je trompe les lecteurs, je les mène en bateau. Et le navire se met à couler. Rapidement. Radeau de la méduse, c’est bien ce que je suis. Mais j’exagère sûrement un tantinet, non? Un de mes patrons avait l’habitude de dire (m’a-t-on rapporté, mais est-ce vrai?) qu’il trouvait que j’amplifiais tout. C’est certain que les détails, je les aime, et que de petites choses insignifiantes, je fais une montagne. Je ne sais pas s’il avait tort, mon patron, mais à lui non plus, je ne ferais pas confiance. C’est un écrivain après tout et je connais l’engeance... Il me ferait passer pour une menteuse juste pour écrire une bonne histoire, celui-là. Oui, je me rappelle ce texte fabuleux d’Henri Michaux intitulé « Intervention », où il fout des chameaux dans cette ville mortellement ennuyeuse qu’est Honfleur, cette ville presque aussi ennuyeuse qu’une certaine Montréal qu’il faut se garder de critiquer pour ne pas détruire le moral des gens, surtout l’hiver. Mais bien sûr, on trouvera que décidément je grossis tout, que Montréal c’est vraiment vivant et que je suis totalement, mais oui, totalement de mauvaise foi. Il ne faut pas me croire. Mais je n’ai rien demandé et surtout pas la foi. Sur les livres, c’est écrit roman. R.O.M.A.N. Alors, il me semble que tout le monde devrait être prévenu. Roman, c’est clair, non? C’est comme si « c’était pas vrai », en tout cas, pas vraiment, et puis je le jure, j’ai changé tous les noms. Ils n’étaient pas assez beaux. Vraiment moche, la vie? Les romans aussi, mais quand même c’est moins pénible que nos existences.

Je ne me vante pas, comme le fait Michaux, d’avoir introduit des chameaux à Honfleur. Il exagère tellement celui-là! Il finit même par dire n’importe quoi... Il va jusqu’à lancer un train de la Grand-Place jusque sur la mer. Le train s’avance sans s’inquiéter de la lourdeur du matériel. Il file en avant, sauvé par la foi ou par la littérature parce que c’est pas un vrai train, alors il peut faire ce qu’il veut, non? Et même voler ou disparaître ou je ne sais quoi de loufoque. La littérature, c’est pas la réalité, qu’il nous apprend, Michaux. Je veux bien, mais moi, je n’ai pas fait des saloperies au lecteur de cette envergure-là. Non, je n’ai jamais menti à ce point en écrivant. J’ai foutu plusieurs fantômes dans mes textes, mais c’est quand même anodin. Ils étaient quelques-uns à l’avoir fait avant moi et même Shakespeare, qui n’est pas particulièrement menteur, qui est juste un écrivain. Et puis, le lecteur il peut s’adapter... Quand on lit, il faut avoir la foi, oui, il faut y croire un peu, autrement, il vaut mieux faire autre chose. Quand on écrit aussi, il vaut mieux ne pas trop s’empêtrer les pieds dans le tapis toujours un peu trop encombré du réalisme. Parce qu’autrement, Michaux, eh bien, il n’existerait même pas. Moi, comme Michaux (mais est-ce vraiment mon modèle, ce type?), je me réserve le droit de dire une chose invraisemblable en plein milieu d’un récit qui fait semblant d’être réaliste. Parce que le fantastique, c’est peut-être la vérité, et que le réalisme, c’est le mensonge suprême. J’en ai vu des écrivains et des écrivaines qui d’un coup nous conduisaient vers un truc vraiment pas possible. J’avais envie de leur dire : « Stop, tu exagères… Je ne vais pas gober n’importe quoi », puis tout à coup, j’arrêtais de faire ma mijaurée, je me laissais aller à la fiction et c’était vraiment un délice que de me laisser berner, tout en sachant que rien de cela n’était vrai.

Qu’est-ce qu’on en a à foutre des lecteurs quand on écrit? C’est la question que je pose. Les lecteurs… Ils vont toujours prendre un air dubitatif, un peu méfiant et je ne parle pas des lecteurs universitaires qui sont les pires, qui diraient que Michaux, il n’a pas le droit de mettre des chameaux à Honfleur, à moins d’écrire un texte fantastique ou surréaliste ou encore de la poésie qui est un grand foutoir, tout le monde le sait. On ouvre un livre de poésie et on s’attend au pire, comme du Michaux, mais un roman, un roman, cela doit être un peu vrai, non? À cause de la narration externe-interne, du narrateur homo-hétéro, de l’horizon d’attente, et de tout ce que j’oublie de la leçon genettienne et post-genettienne. Non, un roman cela devrait être fiable, et pas faire n’importe quoi, parce que les lecteurs en ont soupé des mensonges et qu’il y a déjà les fake news partout qui nous pourrissent la vie. La littérature sera fiable, cohérente ou ne sera pas… C’est moi qui vous le dis, en vérité… parce que je ne vous livrerai que la vérité dans mes romans et ailleurs. Qu’on se le tienne pour dit.

Pour citer

MAVRIKAKIS, Catherine. 2018. « R.O.M.A.N. », Captures, vol. 3, no 2 (novembre), section contrepoints « Des fictions au sourire inquiet ». En ligne : http://revuecaptures.org/node/2795/