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Section sous la responsabilité de
Elaine Després

Confinés comme nous le sommes depuis maintenant près d’un an, il est intéressant de se pencher un instant sur ces émissions de téléréalité qui proposent, de manière tout à fait à propos, des univers dans lesquels des candidats se placent en réclusion volontaire, sous l’œil démultiplié de caméras qui transforment l’expérience en un fantastique théâtre d’humanité surveillée, possiblement l’un des spectacles les plus assidument suivis en ces temps de disette culturelle et de salles vides. Beaucoup, beaucoup de choses ont été dites sur les différentes déclinaisons de ce genre télévisuel, et pas les plus élogieuses : télé-poubelle, voyeurisme malsain, exploitation… Ces concepts d’émissions représentent vraisemblablement la forme la plus décriée, la moins légitime de divertissement télévisuel, loin devant les séries de fiction qui, elles, ont la cote auprès de vastes publics en train de leur donner la place qui, hier encore, était réservée au cinéma. Télé-poubelle, donc, mais très, très regardée tout de même, en catimini souvent, avec le sourire en coin et la moue caractéristique qui dit : « Vous savez, moi, c’est au second degré que ça m’intéresse. »

Anonyme, Extérieur de la maison d'Occupation double chez nous (2020)  
Photographie numérique
Publiée par Caroline Élie dans « Le lieu des maisons de OD chez nous enfin dévoilé! », noovo, 28 août 2020  
Noovo  

Occupation Double (OD) est à mon avis l’émission de ce type qui mérite le plus qu’on s’y attarde. Véritable phénomène médiatique et culturel, on peut constater sa résonance dans les chaumières à la manière dont même les médias traditionnels, désormais, s’en font l’écho (par exemple, Caillou, 2020; Dumas, 2020; Paquet, 2019). La principale raison de ce succès est, il me semble, qu’OD met au centre de son dispositif la question de l’amour — sujet éternel, s’il en est — et que la vision qu’elle en propose est précisément, radicalement au diapason du monde actuel. Comment y arrive-t-elle? L’état de confinement dans lequel sont placés les candidats constitue en réalité beaucoup plus qu’un artifice de mise en scène : il est vraisemblablement le ressort central du dispositif, la condition élémentaire lui permettant de « produire du social », mais un social largement expurgé de ses « problèmes », un social qui réduit les enjeux du collectif à l’expression de différences marginales et qui ramène à une question d’authenticité l’essentiel du vivre-ensemble.

L’émission propose en quelque sorte une mise en scène de la réalité, mais dont la société serait absente. On dira plus exactement que celle-ci n’y est présente que comme système de règles faisant office d’arrière-plan, de décor dans lequel se déroulent les entreprises des protagonistes d’OD. Elle n’est jamais — comme elle le reste dans la forme documentaire ou encore dans les univers fictionnels qui se déploient dans les séries — une « médiation » à travers laquelle l’acteur s’inscrit dans un monde où il se reconnaît. C’est que la « micro-société » de la téléréalité n’a pas besoin de projet ni de discours téléologique pour pouvoir fonctionner. Elle se suffit à elle-même et réduit les acteurs au rôle particulier auquel les destine la séduction, qui est devenue le mode relationnel privilégié des individus « connectés » à travers les réseaux sociaux mais délestés de leur appartenance à un collectif transcendant. Le sociologue Éric Macé, à la suite d’Edgar Morin dont il reprend une intuition fondamentale, propose d’y lire une des injonctions essentielles de notre modernité tardive :

En effet, dès lors que l’amour n’est plus commandé par le social mais par les interactions, alors la séduction devient doublement nécessaire : comme nouvel impératif social dans une compétition érotique généralisée (il faut faire comme tout le monde pour avoir sa chance), et comme forme d’expression de son unicité. (2001: 246)

Les candidats d'Occupation double chez nous (2020)  
Montage photographique promotionel sur le site officiel de l'émission 
Noovo  

En ce sens, il me semble qu’OD nous parle bien moins de beautés siliconées et de mâles alpha se disputant les clés d’un condo lavallois que des conditions changeantes de notre vivre-ensemble, et particulièrement de cette société des identités dont les membres sont subjugués, d’une part, par les questions de visibilité interpersonnelle et de performativité relationnelle et, d’autre part, par les contours mobiles et « intersectionnels » de leurs identités « authentiques ».

Le glissement progressif de la nouvelle mouture d’OD d’une conception surannée du clivage des sexes à une vision quasi progressiste des identités de genre, corporelles, ethno-culturelles, etc. — qu’accompagne d’ailleurs le passage de l’émission de TVA à Noovo — confirme en réalité combien une telle émission, pour continuer d’attirer son public, doit s’arrimer au Zeitgeist du moment. On ne trouve nulle part ailleurs à la télévision québécoise la diversité qui se déploie dans le studio-maison d’OD : la version de 2019 accueillait une première femme trans, tandis que celle de cette année (2020) présente une femme « ronde assumée » ainsi que la formation « inattendue » d’un couple lesbien. La variété des accents et des teintes de peau contraste éminemment avec le peu de diversité affichée dans l’univers québécois des séries de fiction.

On peut toutefois se demander (et malheureusement craindre que la réponse soit positive) si cette diversité n’est pas rendue possible, acceptable par le fait, justement, qu’elle est ici sans grande conséquence. Son pouvoir transgressif est en effet limité, voire annulé, par l’absence de représentation sociale et d’images en miroir de notre être collectif, qui l’ancrerait et lui donnerait un sens. Dès lors que ce sont des interactions privées, coupées de leur prolongement vers le social (tels le travail, l’éducation, l’économie, etc., soit l’ensemble des thématiques qui nourrissent, même indirectement, la fiction), qui s’affichent ainsi, se pourrait-il qu’il ne reste de la société que ce qu’on y a délibérément placé : des individus qui, sans le pouvoir médiateur de la fiction ou du documentaire, ne représentent plus qu’eux-mêmes, des atomes en vase clos qui deviennent les prolongements non plus d’un « sens social à construire » mais d’un individualisme triomphant, dont les revendications identitaires sont moins l’expression d’une diversité-authenticité à conquérir que celle d’un égotisme figé?

Pour citer

BARRETTE, Pierre. 2021. « Performance, séduction et diversité en confinement », Captures, vol. 6, no 1 (mai), section contrepoints « Enclaves ». En ligne : revuecaptures.org/node/4961/