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Section sous la responsabilité de
Elaine Després
Memory of God (Coyan Cardenas), Une maison dans le désert (2019)  
Capture d'écran du jeu vidéo The Stillness of the Wind  
©Lambic Studio et Fellow Traveller  

Une tendance de l’industrie vidéoludique est de nous faire jouer les explorateurs de terres étrangères. On tient fréquemment le rôle d’un nomade, d’un aventurier en quête de découvertes, libre d’emprunter les chemins ou corridors de mondes fictifs. Dans les jeux vidéo en général, la sédentarité est une exception. La maison est par conséquent un lieu dont les formes n’ont pas encore été pleinement explorées, se limitant trop souvent au manoir gothique dans les jeux d’horreur, au refuge dans les jeux de survie, au campement dans les jeux de rôle et à la maison de rêve dans les jeux de simulation. En contraste avec ces conventions, le jeu The Stillness of the Wind (Cardenas, 2019) introduit un personnage qui n’est jamais ailleurs que chez lui, enfermé dans le coffre à souvenirs que sont sa maison, sa cour et sa fermette. Ce jeu représente la maison comme un lieu par excellence de réconfort et de repli, séparé d’un monde extérieur imprévisible et chaotique. Il souligne que la maison nous attache à son territoire et, qu’à notre tour, on s’attache à elle; qu’on l’habite et qu’elle nous habite. Comme c’est le cas pour la protagoniste du jeu, elle est même tout ce que certaines personnes ont.

Memory of God (Coyan Cardenas), Intérieur de la maison (2019)  
Capture d'écran du jeu vidéo The Stillness of the Wind  
©Lambic Studio et Fellow Traveller

Dans The Stillness of the Wind, on contrôle une vieille dame au dos rond et à la tête encapuchonnée du nom de Talma. Cette dernière vit seule dans une maison de pierres au beau milieu du désert avec ses six poules et ses deux chèvres. On l’accompagne dans ses occupations quotidiennes, du lever du jour à la tombée de la nuit, lui faisant, entre autres, récolter les œufs de son poulailler, traire ses chèvres, transformer leur lait en fromage, ramasser l’eau du puits, cultiver des légumes et des fleurs. Le résultat de ce travail peut ensuite être échangé contre des articles que transporte l’unique autre personnage que l’on côtoie, un vieillard à la fois marchand, livreur et facteur, qui se présente tous les jours (ou presque) devant la boîte aux lettres.

Toutes ces actions se font à l’aide de simples clics : le bouton gauche de la souris permet de mouvoir Talma dans l’environnement, de prendre des objets et de les utiliser, tandis que le bouton droit sert principalement à se débarrasser des objets. Quelques tâches demandent une exécution spécifique. Par exemple, pour traire les chèvres, il faut cliquer à répétition sur le bouton gauche et, pour brasser le lait chauffé à la marmite, il faut tenir le même bouton enfoncé et accomplir plusieurs mouvements circulaires avec la souris. Ce sont des actions banales et répétitives, qui concordent avec la vie simple et routinière que mène Talma.

La protagoniste reçoit également du courrier de la part de ses frères, sœurs et enfants. On comprend grâce au contenu de ces lettres que son entourage a quitté le désert pour profiter des opportunités offertes par la ville. On constate aussi dans ces échanges que Talma a décidé de rester pour s’occuper de la ferme, sans quoi, comme le disait sa grand-mère, « it will all blow away ». Enracinée par cette responsabilité, la solitude et la vieillesse, elle connaît une vie tout à fait recluse, gravitant uniquement autour de ce lieu que l’on ne quitte jamais durant le jeu. C’est un choix que Talma assume et qui est loin d’être un fardeau pour elle. Après tout, elle rigole en caressant les chèvres, fredonne et siffle en préparant le fromage. Elle semble comblée par la vie qu’elle mène, là où elle est.

Memory of God (Coyan Cardenas), Une journée de travail (2019)  
Extraits vidéo du jeu The Stillness of the Wind  
©Lambic Studio et Fellow Traveller  

Ce bonheur prend tout son sens lorsque l’on consulte les souvenirs que renferment la plupart des éléments du décor. Dans une narration écrite à la première personne, Talma se remémore les confidences échangées avec ses amis autour de certains amas de rochers et les escalades du moulin situé derrière la maison qu’elle entreprenait dans sa jeunesse. Éparpillés un peu partout dans le désert se trouvent également des jouets conçus par ses arrière-grands-parents, laissés aux générations postérieures. Sous la teinte chaleureuse de la lumière du soleil, la ferme rayonne de souvenirs d’enfance, d’une famille unie et d’êtres chers. Mais le passé est le passé. Bien que la ferme soit un ancrage immuable, préservé par la mémoire, les liens intergénérationnels et les traditions artisanales, un changement se prépare. Le vent finit par se lever.

The Stillness of the Wind annonce en cours de jeu un futur incertain pour la ferme et, pareillement, pour toute une ère. Dans leur correspondance, les proches de Talma témoignent de la vitesse et de la perte de repères qui caractérisent leur mode de vie urbain, en plus de relater d’étranges histoires de disparitions marquant la ville. De son côté, la protagoniste se met à faire des rêves lugubres à propos de la ferme. De façon prémonitoire, le mauvais temps s’installe et les oiseaux cessent de chanter. Les loups rôdent et menacent les animaux de la ferme. La stabilité de la maison est compromise, comme si les tentacules de la ville s’étendaient jusque-là, resserrant son emprise sur les territoires voisins. En parallèle à ces changements, la mémoire de Talma commence à lui faire défaut. En particulier, les souvenirs associés aux éléments du décor et aux jouets sont remplacés par un contenu textuel neutre. Le moulin n’est plus qu’un moulin et les amas de rochers ne sont plus que des amas de rochers. En vérité, c’est la mémoire qui se dissipe. Les destinataires et leurs adresses ne sont plus identifiés sur les enveloppes envoyées. Même la ferme connaît à son tour son lot de disparitions. Sans en révéler davantage, The Stillness of the Wind présente la fin d’un lieu, d’une vie, d’une époque, emportés par l’amnésie de la modernité et son regard tourné vers l’avenir. Qu’adviendra-t-il de la ferme lorsqu’elle se sera volatilisée de la mémoire du reste du monde?

Certains jeux vidéo réduisent la maison à un instrument de survie, faisant d’elle un simple refuge ou campement qui sert principalement à soigner le personnage jouable et à le protéger contre les ennemis environnants. D’autres ne lui octroient qu’une valeur marchande, comme c’est le cas pour la maison de rêve des jeux de simulation, dans lesquels on ne s’efforce qu’à gonfler son portefeuille et à accumuler des biens matériels pour la décorer, l’agrandir et la rénover. The Stillness of the Wind réussit quant à lui à faire de l’oubli du lieu une menace en redonnant à la maison (et à sa mémoire) la place centrale qui lui est due. À cet égard, le manoir gothique des jeux d’horreur est intéressant, car il possède également une mémoire. Sauf que sa mémoire comporte la particularité d’être perturbée par le passage du personnage jouable. Elle se réveille et, en guise de vengeance, se met à le hanter. Toutes les sorties du manoir se ferment et ses couloirs se transforment en un labyrinthe prêt à engouffrer les intrus. D’une certaine façon, la fermette dans The Stillness of the Wind est l’envers du manoir gothique. Elle évoque une rassurante familiarité plutôt qu’une inquiétante étrangeté. Devant le triste avancement de la modernité amnésique, elle nous rappelle qu’une personne l’a habitée et chérie toute sa vie, mais aussi que l’enclavement volontaire peut être une forme d’enracinement, le choix d’une vie recluse hors du monde, en harmonie avec son environnement.

Pour citer

DESLONGCHAMPS-GAGNON, Maxime. 2021. « La mémoire du lieu dans The Stillness of the Wind », Captures, vol. 6, no 1 (mai), section contrepoints « Enclaves ». En ligne : revuecaptures.org/node/4959/

Cardenas (Memory of God), Coyan. 2019. The Stillness of the Wind, jeu vidéo. Royaume-Uni : Lambic Studios et Fellow Traveller.