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Section sous la responsabilité de
Marion Haza
Denis Mellier
Jerry Siegel et Joe Shuster, Superman (1938)  
Couverture de Action Comics, mai 1938, no 1  
Image numérique | 1180 x 1667 px  

Les corps chez Charles Schulz sont cartoonesques, ceux de Manu Larcenet sont grotesques, ceux d’Hergé sont faits de lignes claires. En disant cela, on inscrit l’analyse de toute bande dessinée dans un rapport métamorphique au réalisme photographique. Un rapport marqué par la transformation, le déplacement historicisé de valeurs visuelles (anatomie, politique et symbolique des corps tout à la fois) vers des corps remodelés, caractérisés par des manières d’exister à intensité variable, presque arbitraire. Par ailleurs, les approches analytiques consacrées à la représentation dans la bande dessinée s’attachent souvent à réduire sa sémantique visuelle à des valeurs homogénéisées par les études culturelles. De ce fait, elles risquent d’emblée de les arracher à leur contexte, à cette planche caractérisée par ses agencements textuels et visuels, machiniques et désirants.

Ce problème, qui est à la fois d’ordre épistémologique (comment les normes graphiques de la bande dessinée s’édifient et se renouvellent-elles?) et ontologique (comment peut-on isoler une composante — comme une représentation — au sein d’une forme caractérisée par la co-présence d’éléments hétérogènes?) gagne à être circonscrit dans un lieu où l’on peut penser la bande dessinée en dehors de toute dette qui l’inféoderait au réel. Un espace de production désirante, générant son propre plan d’immanence et, plus précisément, sa propre écosophie1 séquentielle, sise au confluent d’écosophies psychiques, sociales et écologiques (donc dans des rapports de subjectivité, de collectivité et de matérialité).

Ce qui veut dire, par exemple, penser le corps de la bande dessinée non pas à partir de sa représentation, mais à partir de sa présence au monde (son monde — l’écosophie séquentielle), au sein d’un agencement particulier, dans sa manière de conduire selon ses propres termes les flux désirants de lecture et de vision qui circulent sur la page. Cela signifie plonger — comme y invitaient Gilles Deleuze et Félix Guattari au sein de l’Anti-Œdipe (1972) — dans leur « comment ça marche ? » plutôt que leur « qu’est-ce que ça veut dire ? »2. Prenons pour exemple le corps surnaturel par excellence de la bande dessinée : celui de Superman, et ce, à partir de sa première apparition, en 1938, dans le premier numéro d’Action Comics, signé par Jerry Siegel et Joe Shuster.

Remarquons comment, dès ces balbutiements, le corps de Superman dessiné par Shuster est dirigé par une volonté de vitesse constante. De la célèbre couverture à la fin de ce récit inaugural de treize pages, Superman est en mouvement, motivé d’une action à l’autre par ses idéaux de vérité, de justice et de patriotisme. Dès la première case, un lien de causalité serré lie le texte à l’image. Le premier récitatif se termine par « [...] launching it toward earth! », la fusée décolle, et sa propulsion produit une diagonale partant du texte et dirigeant le lecteur vers la lettrine « W » de la case suivante.

Jerry Siegel et Joe Shuster, Superman (1938)  
Page 1 de Action Comics, mai 1938, no 1  
Image numérique | 600 x 795 px  

Le regard est propulsé par la composition du dessin de Shuster et par le scénario de Siegel, qui lancent l’action sur les chapeaux de roue. La case suivante, verticalement allongée, sert d’ellipse à cette première bande. Elle relate textuellement les actions qui se sont produites « dans » la gouttière séparant la première et la troisième case. Le vide graphique entre les deux images exprime ainsi une articulation textuelle cherchant à rendre possible la ligature entre deux espaces narrativement séquencés mais spatialement disjoints.

Poursuivons avec cette ligne de Siegel, qui relance le regard vers la case suivante : « [...] turned the child over to an orphanage. » Le regard du lecteur, se portant vers la troisième case à la hauteur de ces derniers mots, tombera directement sur un vieil homme surpris qui en perd ses lunettes. Le récitatif précédent indique qu’il s’agit d’un homme exerçant une profession libérale au sein d’un orphelinat. Son ébahissement et l’inclinaison de sa tête nous portent vers le bébé surhumain, puis le fauteuil qu’il soulève, l’infirmière étonnée et le récitatif du haut de la case qui, à l’image des précédents, réitère la nature de l’action en l’exposant, mais surtout en soulignant par l’explication ses atours surnaturels : « The child’s physical structure was millions of years advanced of their own. »

On remarque à quel point chacune de ces cases tend le flambeau de la narration à la suivante, et comment la diagonale de la fusée au grillon, en passant par les deux figures immobilisées à la course, pointe vers le coin de la page à tourner, ajoutant à la puissance de Superman l’efficacité pragmatique de la narration allégorique de Shuster. Ce mouvement transversal vers l’avant, son maintien de case en case, de bande en bande et de planche en planche par ce corps à la force décuplée, est d’emblée la matrice esthétique du Superman de Siegel et Shuster, et plus largement celle du comics super-héroïque.

Plus encore, une étude de la composition des cases et des planches suivantes démontrerait un trait principiel et récurrent : les courses de Superman allant de la gauche vers la droite du cadre, son regard toujours porté vers la case subséquente ou ce qui l’empêche de survenir, bref le déplacement général du personnage révèle une axiomatique qui lie le mouvement à la justice par la force du sens de lecture, comme dans cette deuxième page.

Superman court, bondit, défonce une porte, s’empare d’un ennemi qui ralentit sa course. Pendant deux cases seulement, son corps est porté vers la gauche — l’arrière — avant qu’il ne poursuive son chemin, malfrat en main. Ses bonds sont garants d’ellipses, sa progression se fait au détriment des obstacles, déblayant le chemin forcément héroïque de l’American way. C’est une grue, c’est une pelle, c’est Superman.

Jerry Siegel et Joe Shuster, Superman (1938)  
Page 2 de Action Comics, mai 1938, no 1  
Image numérique | 550 x 732 px  

Le mouvement gauche-droite conduit donc non seulement le regard du lecteur d’une case à l’autre avec toute la vélocité nécessaire pour justifier le nom du magazine (Action Comics), mais à travers sa focalisation narrative sur la figure super-héroïque, il renforce aussi les traits du personnage en faisant de ses mouvements et de sa dégaine les moteurs d’une caractérisation limpide et sans équivoque. Les flux de vitesse (des corps courbés dans le mouvement, des lignes de rapidité, du séquençage naturel de la bande dessinée, du sens de lecture occidental) autour desquels naviguent les personnages d’une case à l’autre renvoient ainsi à un manichéisme formel d’où la morale ne tire aucune question — que des réponses, une seule réponse : la justice triomphera à condition de continuer à tourner les pages.

Enfin, si la justice se lie ici si facilement à la vitesse, au mouvement, c’est parce que la conception de la justice en jeu reterritorialise constamment (et insidieusement) les instances législatives et exécutives du pouvoir en une singularité morale apparemment empirique et auto-engendrante, une Justice étasunienne dont les versants sont au pire despotiques et au mieux interventionnistes, cristallisée en un seul et unique bloc visuel et corporel : Superman. Juge, juré et bourreau, il est le premier d’une longue lignée de superhéros dont l’évolution — par l’apport d’auteurs comme Dennis O’Neil (Green Lantern/Green Arrow, 1970-1972), John Wagner (Judge Dredd, 1977), Alan Moore (Watchmen, 1986-1987), Frank Miller (The Dark Knight Returns, 1986) ou Mark Millar (Kick-Ass, 2008) — se fera au risque d’avatars de plus en plus fascisants.

En fin de compte, le corps super-héroïque ici étudié n’a, au fond, que très peu à voir avec sa représentation elle-même, mais davantage avec sa disposition dans l’agencement écosophique de signes, de lignes et de couleurs, qui constitue le propre de l’art séquentiel. Agencement par lequel vibre ce corps qui est certes un corps de bande dessinée, mais qui est aussi un corps soumis à l’axiomatique d’un flux de lecture dont les raccourcis fréquents et le profond déterminisme appellent à une relecture esthétique du superhéros et des politiques séquentielles de la bande dessinée.

  • 1. Pour Félix Guattari, l’écosophie est une « articulation éthico-politique […] entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine. » (1989: 12-13)
  • 2. « Car lire un texte n’est jamais un exercice érudit à la recherche des signifiés, encore moins un exercice hautement textuel en quête d’un signifiant, mais un usage productif de la machine littéraire, un montage de machines désirantes, exercice schizoïde, qui dégage du texte sa puissance révolutionnaire. » (Deleuze, 1972: 128-129)
Pour citer

LI-GOYETTE, Mathieu. 2019. « Corps à corps avec Superman », Captures, vol. 4, no 2 (novembre), section contrepoints « Au-delà du corps ». En ligne : revuecaptures.org/node/4005

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Guattari, Félix. 1989. Les trois écologies. Paris : Galilée, 80 p.
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Siegel, Jerry et Joe Shuster. 1938. « Superman ». Action Comics, no 1.