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Dossier sous la responsabilité de
Nadja Cohen

L’Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena) (1973) est le premier long-métrage d’un cinéaste qui ne sera jamais prolixe. L’analyse que nous en proposons se concentre sur la question du langage, de l’écriture et de la littérature, ces trois questions étant ici intimement liées. L’intérêt du film d’Erice tient aussi à cette approche inhabituelle de l’écriture, à mille lieues des représentations conventionnelles de la figure de l’écrivain au cinéma. Au-delà des questions d’écriture et de langage, c’est aussi le cinéma même que cette œuvre se propose d’interroger, et le traitement des personnages écrivant débouchera sur une réflexion discrète mais poignante de la création cinématographique.

L’Esprit de la ruche est un film sur l’enfance et la découverte du monde par une petite fille, Ana, qu’on imagine avoir six ou sept ans, l’âge où l’on apprenait à lire et à écrire dans l’Espagne profonde des années 1940, qui sert de cadre à l’histoire. Dans cette œuvre, l’apprentissage de la vie passe par le cinéma. Au début du film, Ana assiste à une projection de Frankenstein (James Whale, 1931), qui s’avérera décisive pour la suite de l’intrigue. Terrorisée par la mort par noyade de la petite Maria et trop jeune pour être capable de faire la distinction entre fiction et réalité, Ana se laisse berner par sa sœur aînée, Isabel, qui lui fait croire que les morts reviennent sous la forme d’esprits (non pas de « fantômes », qui ont encore un corps, mais des « esprits », qui ne peuvent pas mourir parce qu’ils n’ont pas de corps). Isabel prétend qu’il suffit de les appeler à l’aide d’une formule magique pour qu’ils se manifestent, mais seulement la nuit. Quand Ana fait la rencontre d’un combattant républicain1, caché dans la remise où les deux sœurs se retirent pour leurs jeux, elle s’imagine que cet homme est l’esprit né de ses appels. L’homme sera traqué puis abattu par la gendarmerie (Guardia Civil2) et lorsqu’Ana découvrira entre les mains de son père la montre qu’elle lui avait prise pour l’offrir au soldat, elle sera convaincue que c’est lui, son père, qui est l’assassin de l’esprit devenu entre-temps son ami. Elle s’enfuit alors de chez elle et la nuit elle retrouve le monstre du film…

Un film « contemporain » sur un sujet « historique »

L’Esprit de la ruche fut très remarqué dès sa sortie3. II obtint le grand prix du festival de Saint-Sébastien en 1973 et est considéré depuis comme un des chefs-d’œuvre du cinéma espagnol. Son prestige n’a cessé de croître au cours des ans. Le film est souvent lu à la lumière de son contexte politique immédiat : la fin du franquisme (Franco meurt en 1975), les séquelles de la guerre civile (1936-1939), la répression culturelle et politique4). Une telle lecture est inévitable, ne fût-ce qu’à cause des liens formels et thématiques entre le monstre de Frankenstein et la dictature du Généralissime. En même temps, l’évidence de ce lien, qui n’a empêché ni la production ni la diffusion de l’œuvre dans l’Espagne de Franco, est loin d’épuiser la richesse de ce film, dont la visée n’est pas anecdotique. Après tout, L’Esprit de la ruche s’ouvre par une variation sur l’éternelle formule « il était une fois », pour enchaîner aussitôt avec une quasi-citation du Quichotte, dont le début puise aux mêmes sources éternelles du conte : « Un lugar de la meseta castellana hacia 1.9405 » (L’Esprit de la ruche). Rappelons le texte de Cervantès : « En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme, no ha mucho tiempo que vivía un hidalgo […]6. » (c1605: 18.) De nombreuses autres interprétations du film d’Erice sont possibles, et dans les lignes qui suivent j’aimerais examiner plus en détail quelques aspects relatifs à la question du langage et de l’écriture. Ce thème à première vue ne paraît pas fondamental, comparé à l’importance du sous-texte politique et de l’omniprésence du cinéma et de l’imaginaire visuel. On notera par exemple que l’œuvre n’est pas basée sur une adaptation littéraire, même si à l’origine du projet il y eut le désir de partir du mythe de Frankenstein (Pena 2004: 31), et que la part des dialogues y est des plus réduites. Je crois toutefois que l’interrogation du langage et de l’écriture est intrinsèque au fil d’Erice et qu'il est indispensable de s’y arrêter.

Victor Erice (réal.), fragment du générique dans L’Esprit de la ruche (1973)  
Capture d'écran par Jan Baetens tirée de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, prod. Elías Querejeta; Espagne, 1973, coul., Format 35 mm, 97 min
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Le monde où vivent les enfants de L’Esprit de la ruche est un monde ancien, épuisé, mis sous rature. Les premières images montrent un paysage désolé, fait de larges aplats monochromes et de couleurs ternes, effacées, avant de nous conduire vers un village d’une grande pauvreté où le temps semble s’être arrêté. Cet incipit contraste vivement avec le générique du film, composé à l’aide de dessins d’enfants très colorés qui constituent déjà, mais on ne pourra évidemment s’en rendre compte que beaucoup plus tard, une sorte de mise en abîme de toutes les scènes clés de l’œuvre. D’emblée, le générique installe une grande ambivalence. D’une part, il montre que les enfants sont déjà à même de reproduire et donc d’interpréter le monde, puisqu’ils le dessinent. D’autre part, les dessins sont muets et dès que le monde est nommé, ici par le langage musical qui cadre, interprète, redéfinit le sens des dessins, il y a comme une chape de plomb qui s’abat sur les êtres et les choses. On n’est pas surpris par la grisaille de la Castille qui apparaît à l’écran ou, plus exactement, à l’écran dans l’écran, les dessins du générique se terminant par la représentation enfantine de la toile blanche de la salle du conseil municipal où aura lieu la projection de Frankenstein (cette salle n’est rien d’autre qu’une grande remise polyvalente, où l’on retrouvera aussi le cadavre du maquisard).

Victor Erice (réal.), commencement de la projection de Frankenstein dans L’Esprit de la ruche (1973)  
Capture d'écran par Jan Baetens tirée de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, prod. Elías Querejeta; Espagne, 1973, coul., Format 35 mm, 97 min
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Un film parlant qui rend muet

Ce que raconte le film, c’est l’histoire d’un éveil au monde, qui passe aussi par le langage, plus particulièrement par le rapport entre les mots et les choses. Les enfants voient tout, mais ne savent pas encore le nommer. D’où l’importance capitale de la scène de leçon de choses à l’école, où les petits apprennent les mots pour le dire, en l’occurrence les parties du corps (tout sauf un détail dans un film sur les esprits « sans corps »). Mais le véritable sens de la leçon, qui redouble en quelque sorte la première expérience du cinéma, est ailleurs : c’est bien l’apprentissage du réel qui est en cause, et l’écart entre le réel et la fiction. D’où aussi l’omniprésence des moments d’initiation, souvent informels ou ludiques, et des échanges entre enfants et adultes, qui visent le même but. Au terme de cette éducation, c’est pourtant l’échec : pour la petite Ana, les premiers contacts avec la vraie vie seront traumatisants, ils la conduiront vers la solitude et une certaine forme de mort. Même si, à la fin, elle survit aux conséquences de sa fugue, Ana se mure dans un mutisme qui est une mort symbolique. La fin de l’histoire débouche sur la déliaison, en rupture totale avec le monde de l’enfance où rien n’est encore séparé. Vide et solution de continuité caractérisent le monde des adultes, à commencer par les parents des jeunes filles : ils ne se parlent pas entre eux (on dirait qu’ils ne communiquent que par l’intermédiaire de la bonne); on ne les voit même pas ensemble à l’écran (la célèbre scène du petit déjeuner, où tout se passe par gestes et regards, ne contient aucun plan d’ensemble).

Mais revenons à la projection de Frankenstein, scène qui a fait la réputation du film (05:29-06:287). Pour les enfants, la langue est d’abord orale et, quand on change de média — le film dans le film —, l’oralité subsiste : les bavardages avant la séance, le discours du bonimenteur, les dialogues (doublés). Très vite cependant les voix s’éteignent : les chuchotements d’Ana et de sa sœur, Isabel, ne donnent pas lieu à un vrai dialogue (Isabel ne répond pas à la question d’Ana); quant aux adultes, ils se taisent; on perçoit surtout le son du moteur. Puis, les sons se détachent des images : le film se donne à entendre à l’extérieur, exactement comme si on était encore à l’intérieur de la salle, quelle que soit la distance entre le point d’écoute et la source sonore (l’intensité du son est la même pour le paysan qu’on voit traverser la place du village, où se trouve la salle de fêtes, et pour le père des filles, sorti sur le balcon de sa maison que d’autres scènes semblent situer aux confins du village). Le son au cinéma a « naturalisé » ce type de conventions, mais ici l’infraction au vraisemblable est telle que d’autres significations s’y greffent : ce n’est pas seulement le « son » qui traverse l’espace comme un fantôme ou un esprit, c’est le rapport entre les mots et leur référent qui perd toute solidité. La parole n’étant plus ancrée dans le réel, l’usage des mots devient potentiellement source de manipulation et de mensonge, tant de la part des adultes que de celle des enfants, en tout cas des enfants plus âgés. Essentielle, ici, est l’analogie entre la parole « flottante » où baigne l’univers des enfants et le traitement de l’écriture, trait distinctif du monde des adultes. La mère comme le père écrivent, apparemment de façon très fréquente et régulière, la première comme épistolière, le second comme diariste, sans que leur écriture puisse toutefois trouver un point de fixation.

Victor Erice (réal.), les deux sœurs à la projection de Frankenstein dans L’Esprit de la ruche (1973)  
Capture d'écran par Jan Baetens tirée de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, prod. Elías Querejeta; Espagne, 1973, coul., Format 35 mm, 97 min
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L’écriture maternelle : la lettre

La mère écrit des lettres à un destinataire inconnu (un frère, un parent? un amant?), qu’elle va elle-même poster au village, sans que jamais une réponse ne lui arrive. Le film montre la rédaction d’une telle lettre, et ce qui frappe est le dédoublement de l’image et du son  en même temps qu’on la voit écrire, on entend l’épistolière, dont les lèvres ne bougent pas, réciter le texte de sa lettre. En soi, un tel écart à la convention n’a pas trop d’importance, mais dans ce contexte de « parole flottante » il importe d’interroger la manière dont Erice filme ce lieu commun. La parole de la mère, dont on ne comprend pas tout de suite qu’elle correspond au texte d’une lettre, se fait entendre avant qu’on voie son personnage à l’écran : dans la bande-son, sa voix relaie les voix du film de Whale qui passent sans rupture de la salle de projection à un plan où l’on découvre pour la première fois le personnage silencieux du père, qu’on suit dans ses activités d’apiculteur. La voix de la mère acquiert ainsi quelque chose de fantomatique et son ancrage dans le réel ne sera pas totalement rétabli au plan suivant, où elle est filmée en train d’écrire.

Victor Erice (réal.), l’écriture de la mère dans L’Esprit de la ruche (1973)  
Capture d'écran par Jan Baetens tirée de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, prod. Elías Querejeta; Espagne, 1973, coul., Format 35 mm, 97 min
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Erice multiplie en effet les effets de dissociation entre le geste de l’écriture et la voix disant ce qui s’écrit. Temporellement d’abord, puisqu’il y a plusieurs types d’anisochronie : d’un côté, écriture et voix n’avancent pas au même rythme; de l’autre, la continuité de la voix ne correspond pas aux gestes de la main écrivant, laquelle avance par à-coups. Le contraste entre écriture et oralité se reproduit de manière plus nette encore sur le plan spatial, car autant la voix se donne à entendre avec netteté et sans aucun heurt, autant l’écriture se dérobe à la lecture (la feuille n’est pas filmée frontalement ou par-dessus l’épaule, mais de côté, si bien que les lignes apparaissent verticalement à l’écran). L’écrit se dérobe même à la vue, car bientôt la distance change (le gros plan sur la lettre est suivi par un plan mi-moyen ou plan-taille sur la mère assise au bureau), la caméra faisant ensuite un travelling circulaire de 90º de manière à représenter l’épistolière de front. Déjà rendu illisible par les mouvements de caméra, la feuille devient ainsi presque invisible.

L’écriture paternelle : le cahier

Le phénomène de dissociation entre son, texte et image est non moins présent dans la représentation des activités scripturales du père (26:12-27:26), dont il est suggéré que, à la différence de la mère, il est, ou, plus exactement, était, un écrivain professionnel. Tout d’abord, on note que le personnage dispose d’un véritable cabinet de travail, doté d’une bibliothèque qui a l’air assez riche. Ce cabinet contient aussi un tableau de Saint Jérôme, traducteur de la Bible (et patron des traducteurs). Le père est présenté aussi comme quelqu’un qui tente de s’informer, par la radio comme par la presse. On le voit par exemple lire Mundo, titre soulignant la rupture entre la vie matérielle enfermée dans les confins du village et la curiosité intellectuelle cosmopolite, qui s’efforce d’y échapper. Signalons que la mère aussi se plaignait dans ses lettres de ne recevoir jamais d’informations du monde extérieur. De plus, le père produit lui-même des textes qu’on peut considérer comme littéraires. Il rédige une sorte d’essai philosophique sur le monde de l’abeille — il s’agit en fait d’une longue citation de La Vie des abeilles de Maurice Maeterlinck, ouvrage très populaire dans le monde littéraire espagnol de l’époque, qui introduit ainsi une manière d’écrivain caché dans un film où les allusions littéraires sont tout sauf absentes. Enfin, il passe son temps à fabriquer des oiseaux en papier, allusion transparente, en tout cas pour le public espagnol, à la figure de Miguel de Unamuno, symbole de l’impuissance de l’écrivain et de l’intellectuel face au choc de la guerre civile, qui aimait à exposer des questions philosophiques sous forme d’origamis.

Par rapport à l’écriture de la mère, la manière dont se filme celle du père est à la fois comparable et tout à fait différente. On retrouve le décalage du texte et de la voix, qui ne progressent pas au même rythme, de même que les écarts entre le texte et l’image, la lecture du fragment sur les abeilles étant coupée par des plans de la chambre des enfants, mais aussi de la ruche. Les différences sautent aux yeux toutefois. D’abord, l’écriture du père est visiblement solipsiste (il écrit dans un cahier, réservé à un emploi purement privé, un peu à la manière d’un journal intime, le texte public de Maeterlinck étant détourné vers un usage personnel et rien de plus). Ensuite, la dialectique du lisible et de l’illisible renforce encore cette idée de solitude. Dans le cas de la mère, Erice commence par nous montrer, même si ce n’est qu’à moitié, le texte de la lettre, pour s’éloigner ensuite de la feuille et diriger l’attention vers un ailleurs inaccessible. Dans le cas du père il filme le personnage de manière frontale, sans rien révéler des mots sur la page, pour terminer la séquence par un gros plan sur le cahier, présenté du point de vue de l’écrivain mais, au lieu de continuer à écrire, ce dernier se hâte de biffer les dernières lignes qu’il vient de rédiger. Le regard-caméra qui s’ensuit, le père fixant la caméra sans que le réalisateur ne suggère quelque tentative de communication (avec le spectateur, dans une logique métaleptique bien connues des auteurs de la Nouvelle Vague), constitue le double existentiel, si l’on peut dire, de l’échec scriptural du personnage. Dans une œuvre aussi chargée de symboles que L’Esprit de la ruche, le silence du père signifie plus que l’échec du seul personnage : au-delà du repli du maître de maison sur lui-même, le regard presque totalement désabusé du père représente aussi la faillite de la culture et la condamnation de l’écriture à une marge des plus stériles. On touche là évidemment à la dimension politique du film, produit dans les dernières années du régime de Franco. Il est probable que ce contexte politique a empêché le réalisateur d’aborder de front la question de la censure, qui se voit traitée ici par le décalage temporel du sujet, qui n’est pas un sujet « contemporain », mais un sujet « historique ». Il serait pourtant, sinon dangereux, du moins dommage, de réduire le film d’Erice à une évocation voilée, mais en fait pas si voilée que cela, de la dictature franquiste, le message politique ne devant pas faire écran à d’autres aspects, plus originaux et subtils, de l’œuvre.

Sous l’écriture, la langue

On arrive ainsi à une première conclusion, partielle et provisoire. Tout comme le langage parlé, l’écriture apparaît dans L’Esprit de la ruche comme un medium amputé. La parole, source de communication directe, sert à travestir. L’écrit, cette forme de parole indirecte, à distance ou différée, n’arrive guère à établir de contact avec autrui. La première répond mal aux questions. Le second n’est pas à même d’obtenir de réponse. Les deux types de langage se rejoignent dans la frustration, le manque, et finalement le silence : au mutisme d’Ana correspondent les biffures lasses et désespérées du père et les bouteilles à la mer de son épouse.

Le chevauchement de la parole et de l’écriture, dans ce qu’on pourrait appeler un phonocentrisme négatif, n’est pas la seule leçon de langage du film. Par son insistance sur l’apprentissage des mots, L’Esprit de la ruche attire l’attention, en même temps que sur les rapports entre l’oral et l’écrit, sur la tension entre les deux modes d’existence du langage qu’Émile Benveniste distinguait comme le sémiotique, qui relève de la reconnaissance des éléments d’un répertoire, et le sémantique, qui suppose un geste d’interprétation face à l’emploi des éléments dans une réalisation concrète :

Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d’une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d’applications particulières; la phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique une référence à la situation de discours, et à l’attitude du locuteur. (Benveniste, 1974: 225.)

Ce que le film d’Erice met à nu, c’est la difficulté de passer du sémiotique au sémantique, ou si l’on préfère des mots au discours, puis au récit. Ana « reconnaît » les mots qui nomment les choses, mais ne comprend pas, ou refuse de comprendre, la manière dont les mots peuvent changer de sens dans les discours. Quant aux adultes, ils se heurtent à des problèmes analogues. Leurs discours et récits demeurent eux aussi lacunaires, troués, inachevés, comme si les phrases et les textes qu’ils forment réussissaient mal à dépasser la pure accumulation de mots, c’est-à-dire d’unités sémiotiques. Les moments de véritable communication restent muets : le langage oscille entre, d’un côté, les gestes et les regards et, de l’autre, le refus obstiné de la parole.

De l’écriture au langage cinématographique

Qu’en est-il du langage cinématographique qu’Erice met en place pour parler de l’impossibilité de la communication et, partant, des limites du langage dans les tentatives de contact entre les personnages? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Certes, L’Esprit de la ruche est une œuvre qui franchit le pas du sémiotique au sémantique : le film propose un vrai récit, raconté de manière linéaire, admirablement construit et débouchant sur un dense réseau de formes-sens qui excèdent la seule identification des cellules à valeur symbolique (du type : ruche égale société, monstre égale Franco, meurtre égale guerre civile, ellipse de la noyade égale censure, train égale liberté, et ainsi de suite). On sait du reste que même des images isolées suffisent parfois à faire naître des récits (Burgin, 2004; Belloï, 2006). En même temps, le film montre aussi la persistance du sémiotique, voire l’impossibilité de s’en détacher. D’abord par la lourdeur, visiblement assumée, des symboles : la vie des abeilles comme métaphore de la vie sociale, qui n’a du reste rien d’original, est si insistante et si explicite qu’on doit s’interroger sur un tel traitement dans le cas d’un réalisateur aussi subtil qu’Erice. Péché de jeunesse? La réponse serait trop facile, quand bien même on sait les rapports entre L’Esprit de la ruche et les travaux d’étudiants du cinéaste (Pena, 2004). Paradoxalement, l’accentuation des symboles tend à mettre un frein à l’activité interprétative du spectateur. Plus le jeu des symboles est transparent, moins le spectateur se sent poussé à s’interroger sur la possibilité d’une signification différente, plurielle, diffuse, à la limite radicalement ouverte. S’il s’agit en plus, comme c’est le cas ici, de symboles presque « mythiques », le mécanisme de freinage sémantique s’avère plus puissant encore, non seulement au plan des images mêmes mais aussi au plan des rapports entre ce qui à première vue fait symbole et ce qui paraît se soustraire à une lecture non littérale. De plus, la construction du film, dont le montage est sophistiqué, accroît les effets de rupture et de discontinuité. Sans cesse Erice s’appuie sur le montage pour augmenter certains écarts — celui entre la voix et l’écriture, par exemple —, comme pour ne pas effacer l’insistance du sémiotique au cœur du sémantique.

Cette tension entre sémiotique (les éléments du répertoire) et sémantique (la mise en jeu du répertoire au sein d’une œuvre singulière) me paraît une des clés de L’Esprit de la ruche. Elle n’est certainement pas étrangère à l’effet de « poéticité » qui s’en dégage. La composition du film, qui aurait pu masquer le clivage entre les deux modes, génère du sens, indépendamment de tout contenu. D’une certaine façon, Erice a voulu faire un film inachevé — et le mot « voulu » est capital ici, à condition de voir qu’il renvoie, non à une intention d’auteur, mais à une impression de spectateur. Inachèvement, donc, mais moins faute de moyens qu’à cause d’un vrai programme, esthétique aussi bien que philosophique. La déliaison recherchée n’est pas une démarche par en-dessous, qui résout un problème en cherchant la solution la plus facile (en l’occurrence : la diégèse du film s’avère trouée parce qu’on n’a pas cherché à la rendre plus cohérente), mais par au-dessus, c’est-à-dire par une démarche qui utilise un problème pour construire un fonctionnement plus subtil (en l’occurrence, les lacunes dans la diégèse du film en viennent à rendre visible le manque de communication qu’une lecture rapide ou superficielle pourrait ne pas remarquer; voir Ricardou, 1982). Elle n’est pas non pas le résultat d’une œuvre réalisée avec les moyens du bord et un budget dérisoire, mais une manière de prendre position dans un débat fondamental sur la création.

Si le classicisme est le style qui efface dans l’œuvre finale l’effort nécessaire à sa production, d’autres types d’expression s’efforcent de ne pas gommer ce travail, tantôt de manière directe (il suffit de penser à un Francis Ponge), tantôt plus clandestinement (comme dans L’Esprit de la ruche). On pourrait les rattacher, dans une interprétation il est vrai très libre, aux œuvres « écrites », celles qui affichent les interventions nécessaires à leur existence. Dans un essai sur Glenn Gould, on lit ceci :

Paradoxe encore, cette voix qu’il ne faut pas « entendre » mais presque lire. Proust reprochait à Ruskin de méconnaître dans la lecture qu’un livre est écrit : « Les livres ne servent pas à perpétuer les voix de la conversation. Si c’était simplement le même genre de voix — rien que des paroles “parlées” — les perpétuer serait aussi frivole que de les transmettre ou de les multiplier ». L’enregistrement selon Gould n’est pas un moyen de diffusion ou de conservation, mais de création d’une autre nature que le concert, cette « conversation », et qui requiert d’autres moyens musicaux, s’adressant à une autre écoute. Les disques de Gould sont écrits. (Schneider 1988: 64.)

Erice est clairement du côté des œuvres qui montrent le travail qui a été nécessaire à leur existence, et son film est fait pour faire vivre cette expérience au spectateur. Toutefois, la différence établie par Proust, puis Gould, entre conversation, où tout semble aller de soi, et écriture, qui implique une distance, un manque de naturel, un acte de création, ne coïncide pas mécaniquement avec la distinction entre les films où l’on « sent » la manière dont le cinéaste a travaillé le scénario et ceux qui font oublier jusqu’à l’existence de scénario. La distinction visée est beaucoup plus générale et concerne l’antinomie du sémiotique et du sémantique. Certains artistes sont sémanticiens, d’autres sont sémioticiens, d’autres encore, comme Erice, vont et viennent entre sémiotique et sémantique. Ces derniers — hypothèse qui me servira ici de conclusion — cherchent à faire ressentir l’œuvre se faisant, puis, de manière plus radicale encore, l’œuvre en train de naître; mais sans qu’on ait jamais la certitude qu’elle pourra un jour aboutir à quelque production achevée. La Belle et la Bête. Journal d’un film de Cocteau est un des textes qui font ressentir cette angoisse créatrice avec le plus de force, chaque ligne portant comme le deuil anticipé d’une œuvre menacée d’inachèvement (Baetens, 2015). Erice nous fait partager un même vertige, dans son film8.

  • 1. Plus précisément, un « maquis » qui ne s’est jamais rendu et qui continue la lutte après l’arrêt officiel des combats.
  • 2. Corps policier national espagnol à statut militaire fondé en 1944, dont le nom peut se traduire littéralement par « garde civile ».
  • 3. Pour un aperçu de la réception de l’œuvre et de l’auteur, voir Pena (2004).
  • 4. Le thème de l’enfance est une ruse bien connue des les réalisateurs confrontés à un régime de censure et les rapports souvent analysés entre Erice et Kiarostami (Elena, 2006), notamment à l'occasion d'une exposition muséale en 2006 (Ehrlich, 2006), trouvent là un de leurs nombreux points d’ancrage.
  • 5. « Un endroit du plateau castillan vers 1940 » [Nous traduisons].
  • 6. « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo […]. » (Cervantès, 1962: 35.)
  • 7. La projection du film de Whale réapparaît par deux fois dans le film d’Erice (17:01-19:14 et 19:40-20:35).
  • 8. Je tiens à remercier vivement Domingo Sánchez-Mesa (Université de Grenade), non seulement pour ses observations très utiles sur une première version de ce texte mais plus généralement pour son amour contagieux du film d’Erice, que je n’aurais jamais pu analyser sans son exemple.
Pour citer

BAETENS, Jan. 2017. « Écrire pour soi, rien que pour soi? L’écriture dans L’Esprit de la ruche de Victor Erice », Captures, vol. 2, no 1 (mai), dossier « Écrivains à l'écran ». En ligne : revuecaptures.org/node/731

Baetens, Jan. 2015. « “Sur place” : la poétique du transport dans "La Belle et la Bête". Journal d’un film », dans Serge Linarès (dir.), Jean Cocteau. Paris : L'Herne, « Cahiers de l'Herne », p. 457-465.
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Belloï, Livio et Michel Delville (dir.). 2006. L’Œuvre en morceaux. Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 192 p.
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Benveniste, Émile. 1974. « Sémiologie de la langue », dans Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, t. 2, p. 43-66.
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Burgin, Victor. 2004. The Remembered Film. Londres : Reaktion, 128 p.
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Cervantes, Miguel de. 1960 [c1605]. El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha. Madrid : Espasa-Calpe, 716 p.
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Cervantes, Miguel de. 1962 [c1605]. Don Quichotte de la Manche, traduction de Louis Viardot, présentation de Georges Haldas et José Herrera Petere. Lausanne : Rencontre, « Sommets de la littérature espagnole », 591 p.
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Elena, Alberto. 2006. Erice-Kiarostami. Correspondences. Madrid : La Casa Encendida, 160 p.
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Erice, Victor (réal.). 1973. L’Esprit de la ruche, couleur, 35 mm. Espagne : Elías Querejeta, 97 min.
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Ponge, Francis. 1971. La Fabrique du pré. Genève : Skira, 272 p.
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Ricardou, Jean. 1982. Le Théâtre des métamorphoses. Paris : Seuil, 300 p.
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Schneider, Michel. 1998. Glenn Gould. Piano solo. Paris : Gallimard, « L’un et l’autre », 203 p.